*


La Légende du Feu 

En ce temps-là... 
En ce temps-là, c'était il y a très longtemps, à l'aube des temps, bien avant que le temps ne soit le temps. 

En ce temps-là... 
En ce temps-là, la terre venait de naître. 
Sur cette terre qui prenait forme, à peine surgit du chaos des origines, sur cette terre où résonnait encore l'écho du big-bang. 
Sur cette terre où nul être humain, nul animal, nulle plante, pas même un brin d'herbe, n'existait. 
Sur cette terre à l'aube du monde, dans l'éblouissante arrogance d'un univers en train de naître, le feu régnait en maître. 
La terre était en feu.
La terre était le feu.
Le feu était lumière.
La terre était lumière.

Aujourd'hui, il nous est impossible d'imaginer le feu des origines, tellement différent de celui abâtardi, domestiqué, humanisé, que nous connaissons aujourd'hui. Le feu dont je parle, profond, superbe, d'un rouge insoutenable, embrasait rochers et montagnes, embrasait l'univers pour rivaliser avec son père le soleil, tout proche. C'était le feu lumière, magnifique et royal dans la resplendeur de sa jeunesse. 

Or il advint qu'un soir, alors qu'il visitait son royaume, il arriva au sommet d'une montagne qu'il venait d'embraser. Brusquement il s'arrêta, intrigué et fasciné. À ses pieds, à perte de vue, une immense étendue froide, immobile et dure luisait d'un étrange reflet métallique, sous la lumière pâle et glacée d'une lune si proche que l'on aurait presque pu la toucher. Devant cette vision insolite, il éprouvait un sentiment étrange, une curiosité teintée d'un peu d'angoisse, comme celle d'un jeune animal qui, explorant son univers, pour la première fois découvre l'inconnu, découvre l'autre. 

Après un long, un très long moment, il décida de s'approcher de cette chose rigoureusement immobile silencieuse et vaguement inquiétante. Très lentement, précautionneusement, il s'avança. Comme rien ne se passait, s'enhardissant, il s'approcha de plus en plus près. D'un coup, il s'arrêta net, à la surface de l'autre, sur l'immensité immobile, il avait vu quelque chose, une curieuse lueur rouge remuer. La lueur s'était immobilisée en même temps que lui. Lentement il bougea, elle bougeait aussi, il bondit, elle bondit de même, il s'immobilisa, elle se figea. Frénétiquement il se mit à courir, l'immense étendue s'embrasa à nouveau, s'illumina, elle n'était plus qu'une gigantesque lueur pourpre qui scintillait et dansait sous la pâle lumière lunaire. De plus en plus vite il courut vers elle, de plus en plus vite elle courut vers lui. Alors qu'il allait l'atteindre, il ralentit, il ralentit de plus en plus jusqu'à s'arrêter enfin, intimidé et tremblant. 

Longtemps il resta là immobile, fasciné, sous le charme. Le feu venait de découvrir la glace. 

Comme elle était belle, lisse, froide, brillante. À sa surface il lisait des choses merveilleuses, ne sachant pas que ce qu'il lisait n'était que le reflet de lui-même. Le feu était amoureux de la glace, de l'image que la glace lui renvoyait de lui, amoureux de son image. Devant l'ardeur du feu, la glace ne resta pas insensible, elle s'émut. Toute sa surface se couvrit de milliers de gouttelettes qui scintillèrent comme des diamants. Croyant voir des larmes, le feu redoubla d'ardeur, il rayonnait, il resplendissait, il éclatait, il embrasait le ciel. Devant cette passion la glace s'entrouvrit de plus en plus, le feu au comble de l'exaltation s'avança pour la posséder, la glace s'ouvrit largement... et l'engloutit. 

C'est à cet instant même, très précisément que l'ordre des choses fut rompu, la lumière disparut de l'univers. Un univers que la glace et les ténèbres recouvrirent pour les siècles des siècles. Cependant, au sommet de la plus haute montagne de l'univers, une petite lueur rouge faible et agonisante subsistait. Quelques étincelles, par miracle, avaient échappé au cataclysme. 

Plus tard, beaucoup plus tard, quand le temps des hommes fut venu, c'est de ces étincelles qu'ils naquirent, fragments épars, vestiges infimes de l'éclatante lumière des origines. Ainsi, les hommes, à leur naissance, possédèrent tous une parcelle de la vraie lumière. Mais elle était faible et fragile et beaucoup ne la virent pas, ne la reconnurent pas, la laissèrent mourir et perdirent jusqu'à son souvenir. Seuls quelques-uns surent la reconnaître, la garder, la protéger et tentèrent de lui rendre sa splendeur passée. Ce sont ceux-là, les initiés, qui nous l'ont transmise à travers la longue chaîne des hommes. 

C'est pour cette raison qu'en ce jour de solstice, en ce jour où dans son effort désespéré pour rejoindre le ciel, la lumière de la terre prolonge le jour aussi loin qu'elle le peut, aussi fort qu'elle le peut, jusqu'à l'ultime limite du possible. C'est pour cette raison que ce jour-là, cette nuit-là, tous ceux qui se savent les dépositaires de cette parcelle de lumière allument un immense brasier pour sceller l'alliance entre l'ombre et la lumière, pour abolir la nuit. 

St. Jean (La réalité) "paru dans le magasine "Monades, spiritualité et tradition" 

*